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À Québec, un loisir populaire : la baignade au fleuveDans la région de Québec, la baignade a presque toujours été pratiquée dans le fleuve Saint-Laurent, cela même si les premières plages structurées n'apparaissent qu'autour des années trente. À cet égard, les mœurs balnéaires des Québécois ont obéi à la logique qui a prévalu un peu partout en Occident. Pendant bien longtemps, la mer a été un objet d'angoisse et de répulsion. Pour l'Antiquité, dont les grandes civilisations sont hantées par l'idée d'une limite bien définie, la mer est l'informe, l'immonde, ce qui, textuellement, ne fait pas partie du monde. Le Moyen Âge conservera cette vision : " Le Moyen Âge avait horreur et le dégoût de la mer, " royaume du Prince des vents "; on nommait ainsi le Diable. Le noble dix-septième siècle n'avait garde d'aller vivre entre les rudes matelots. Le château d'aspect monotone, avec un jardin maussade, était presque placé loin, au plus loin de la mer " (1). La mer noie les marins, apporte les maladies et c'est par la mer que l'ennemi arrive. Pour que le terrestre se rende sur la plage et consente de s'y tremper les pieds, d'abord timidement, il faudra que la plage soit " désensauvagée " selon l'expression de Jean-Didier Urbain (2). Cela se fera progressivement, et il faudra passer par un stade thérapeutique de la balnéarité. C'est donc par le biais de la santé que l'on se fera à la mer, à la baignade. Au XIXe siècle en effet, les bains de mer, entourés d'une foule de précautions, sont réputés posséder des effets bénéfiques sur la santé de l'individu. Il y a beaucoup de travail à faire pour convaincre les gens du caractère bénéfique des bains : " En 1836, un auteur qui signe B. de C. croit opportun d'expliquer aux lecteurs du Canadien qu'il n'y a pas de danger de se noyer si l'eau entre dans les oreilles, " comme elle le ferait par le nez et la bouche " (3). Mais on finira par en être persuadé ; c'est ainsi qu'on peut lire à propos de la Malbaie dans un guide touristique de 1875 : " l'eau est très saine et très salubre ; des centaines de personnes viennent chaque année pour soigner leur rhumatisme et les maladies du rein et peuvent témoigner de l'efficacité des bains de mer de Murray Bay." (4) Bien entendu, la baignade a été pratiquée bien avant, surtout par les enfants qui se moquent des prescriptions. Mais l'histoire, retenant surtout les événements, nous offre peu de traces d'une pratique qui a dû être généralisée. Nous avons heureusement le témoignage de Philippe-Aubert de Gaspé (1786-1871), le plus célèbre écrivain québécois du 19e siècle, qui nous rappelle que les usages récréatifs de l'eau étaient chose courante à Québec:
L'auteur nous rapporte également que l'on se baignait aussi dans la rivière Saint-Charles :
L'accaparement du littoral qui se produit au 19e siècle par l'ensemble des acteurs économiques liés au commerce du bois et à l'industrie navale ne favorise en rien la pratique d'activités récréatives sur le fleuve. Mais on continue malgré tout de se baigner, là où la chose est encore possible: à Sainte-Pétronille de l'île d'Orléans, au quai de Sillery, à la Crescent Beach de Cap-Rouge, au pied de la chute Montmorency, sur la rive sud dans la rivière Chaudière, dans la rivière Etchemin et dans les nombreuses anses de la rive sud. Un journal de Lévis rapporte ainsi en 1886 que " tous les jours un bon nombre de baigneurs (est remarqué) près des quais de l'Intercolonial " (7). Partout on se baigne " sauvagement ", c'est-à-dire en l'absence d'infrastructures spécifiquement destinées à cette fin :
Et puis soudain, dans les années trente, apparaissent les premières plages structurées, en particulier l'Anse-au-Foulon et la plage Garneau. Que s'est-il passé pour qu'une activité qui jusque-là était restée " sauvage ", c'est-à-dire non encadrée, ait maintenant à sa disposition des structures d'accueil qui lui sont spécifiquement destinées? C'est que le nombre de baigneurs potentiels s'est accru. Il faut dire que le temps de loisirs a lui aussi augmenté. Il est maintenant plus aisé de se déplacer pour utiliser ce temps libre puisque c'est aussi à cette époque que se développent l'usage de l'automobile et le transport en commun. Celui-ci sera d'ailleurs un facteur important de l'affluence aux deux principales plages fluviales de la région. On peut également supposer que le rapport au fleuve a changé. L'activité économique devient en effet de plus en plus terrestre. De zone économique qu'il était, le littoral urbain de Québec peut maintenant se transformer en un espace récréatif.
La plage de l'Anse-au-Foulon En 1927, le Port de Québec entreprend de gigantesques travaux dans cette anse de Sillery pour lui permettre d'accueillir les navires à fort tirant d'eau. Ces ouvrages d'empiètement sur le fleuve ont pour conséquence inattendue qu'une grande quantité de sable fin se dépose à l'ouest de l'anse. Les citoyens des environs ont tôt fait de profiter des avantages, sur le plan récréatif, que leur offre cet " accident " providentiel. La plage devient vite un lieu de rendez-vous très fréquenté par les baigneurs et aussi par les pêcheurs d'éperlans. Moralité oblige, la Ville de Sillery estime qu'il est de son devoir d'intervenir afin d'assurer le respect des bonnes mœurs sur cette plage située sur son territoire. Dès le 3 août 1931, le Conseil adopte le règlement 116 qui vise à " désensauvager " les pratiques balnéaires (9) . " Article 1.Aucune personne du sexe masculin âgée de douze ans et plus ne se baignera dans les parties du fleuve Saint-Laurent comprises dans les limites de la municipalité de Saint-Colomb de Sillery sans être revêtue d'un costume de bain masculin, en un ou deux morceaux, couvrant le corps depuis les épaules jusqu'au bas de la fourche des jambes, avec une jupe rabattant par-dessus la culotte et descendant au moins quatre pouces en bas de la fourche des jambes. Article 2. Aucune personne du sexe féminin âgée de douze ans et plus ne se baignera aux endroits mentionnés dans l'article précédent sans être revêtue d'un costume de bain féminin, consistant en une culotte et une chemise, en un ou deux morceaux, couvrant le corps depuis les épaules jusqu'au bas de la fourche des jambes, avec jaquettes ou jupes rabattant par-dessus la culotte, et descendant au moins quatre pouces en bas de la fourche des jambes." Pour stimuler l'emploi en période de crise économique et de chômage, Sillery décide de faire construire des cabanes pour accommoder les nombreux baigneurs qui fréquentent la plage. En 1933, c'est la Ligue de sécurité du Québec qui prend en charge la gestion de la plage (10). La plage de l'Anse-au-Foulon est en effet si populaire que les baigneurs constituent en été " la clientèle principale de la compagnie Quebec Autobus sur cette ligne " (11), si populaire qu'elle peut résister à l'instauration d'une marina. Les plaisanciers doivent ancrer leurs embarcations au large en face de la plage. À partir de 1952, la ville de Sillery devient elle-même gestionnaire de la plage. À cette occasion, elle amende le règlement 116 au moyen du règlement 429 dont l'énoncé de finalité (assurer la paix, l'ordre, le bon gouvernement, la salubrité et le bien-être général des gens qui utilisent la plage du Foulon (12) ) témoigne à lui seul de l'ampleur des changements qu'a connus entre-temps la société québécoise. Un article du journal Le Soleil paru en juillet 1962 reflète l'importance que les citoyens et le Conseil de ville accordent à cet équipement récréatif et, en particulier, à son caractère public : " Des travaux d'aménagement ont été exécutés à la petite plage de Sillery située en bordure du Chemin des Foulons. Conscient du privilège d'être la seule ville de la région à posséder sa plage publique, le conseil municipal a dépensé une somme de $3,000 pour l'embellissement de ces lieux mis à la disposition des citoyens. Déjà des tonnes de rocs qui étaient la cause de sérieux embarras pour les baigneurs ont littéralement disparu sous l'action des foreuses pour faire place à plus de 10,000 tonnes de sable qui ont été transportées à cet endroit. En outre, une clôture a été aménagée pour la sécurité des baigneurs gênés par la circulation des automobiles. Les amateurs de bateaux de plaisance qui affluent à cet endroit devront désormais quitter les lieux. Les autorités concernées entendent prendre les mesures qui s'imposent pour faire transporter les derniers voiliers, pour la plupart endommagés, qui gisent ici et là. Il en est ainsi pour les amateurs de " yachting " qui se servaient de la plage comme " rampe de lancement " (13).
Jusqu'à la fin des années soixante, la plage du Foulon demeurera un lieu de rassemblement très populaire. Les citoyens de la rive sud disposent pour leur part de la plage Garneau. Celle-ci, située à l'est du pont de Québec, est également un centre balnéaire extrêmement populaire. La plage de 2 kilomètres de long peut accueillir plus de 4,000 baigneurs les plus beaux jours de l'été. En fait, la baignade est si populaire dans l'après-guerre que la ville de Lauzon, ne voulant pas être en reste, dépose des plans en 1966 en vue de la création d'une plage publique à la grève Gilmour, à l'est du chantier maritime. Elle songe y investir 100,000 dollars, une somme considérable pour l'époque. On projette la construction d'un bassin qui retiendrait l'eau afin de permettre la baignade à marée basse. Le projet, qui arrivait un peu tard, est resté lettre morte.
Au début des années 70, la dégradation de la qualité de l'eau du fleuve entraînera la fermeture définitive de ces plages. Ces deux endroits sont maintenant occupés par des marinas. Les plages n'étant pas des équipements irréversibles de par leur lourdeur, la plupart des celles qui étaient populaire dans la région sont tout simplement disparues. En effet, une fois que la population fut contrainte de se détourner du fleuve pour la pratique d'activités récréatives, on s'empressa, comme cela était la mode un peu partout, de bétonner les rives. C'est ainsi que sont apparus le boulevard Champlain et l'autoroute Dufferin-Montmorency qui coupent les citoyens de la région de tout contact direct avec l'eau. Sur la rive sud, la présence de la voie ferrée a fait en sorte que les rives se prêtent encore, en partie du moins, à la présence d'un tel contact. Promus par divers organismes de la région, certains projets devraient permettre, s'ils trouvent un aboutissement heureux et si la qualité de l'eau continue de s'améliorer, de redonner à la population l'usage du fleuve. Que l'on pense, entre autres, au réaménagement du bassin Louise en station balnéaire publique, à la création d'une plage sur l'espace encore disponible à l'Anse-au-Foulon ainsi qu'à certains endroits sur la rive sud déjà propices à la baignade comme l'anse Tibbits, la grève Jolliet et un peu plus loin, la magnifique plage de Berthier-sur-mer. Stéphane BOUCHARD et Léonce NAUD La Société des Gens de Baignade Québec - 2001
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